C’est en ces termes que Blanche de la Force se rappelle à elle-même dans les Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc. Elle qui, longtemps prisonnière de ses peurs, revient parmi ses sœurs pour monter sur l’échafaud. À l’heure de la Terreur, les carmélites choisissent de renoncer à leur vie plutôt qu’à leur foi. Si leur sacrifice ne marque pas l’Histoire, il donne lieu à l’un des moments les plus bou-leversants de l’opéra.
Cette question, posée dans un moment de vacillement, pourrait être celle que se posent Orlando, perdu dans sa propre folie, en quête de sa vocation, ou la Folle de Curlew River, errant sur la rive, qui fait, elle aussi, de son chagrin une quête. Mimì dans La Bohème, fragile et lumineuse, choisit l’amour face à la vie qui se dérobe. S’engager n’est pas toujours une déclaration triomphale : parfois, c’est sim-plement tenir bon, continuer malgré l’incertitude. Y forger un espace pour des interstices de beauté, de magie. Précisément quand la tentation du découragement est grande. Et n’est-ce pas là le propre du courage ? Refuser le désespoir, quand tout nous y entraîne.
Les spectacles sont nos phares dans la nuit. Et pareils à eux, ils ne brillent pas pour eux-mêmes. Ils nous éclairent et forment à eux tous une constellation de lueurs. Ils créent un lien entre les artistes, l’opéra et les publics : les artistes qui leur donnent forme en œuvrant chaque jour à les rendre possibles, l’opéra comme tout l'écosystème artistique qui fait la vitalité de notre secteur culturel, et les publics, cette communauté liée par des histoires que l’on chante.
Nous ne prétendons pas sauver le monde. Mais nous pouvons agir pour le partage du sensible, là où nous sommes. Dans nos murs, dans les écoles, les hôpitaux, les centres sociaux, en ville ou dans l’espace rural, auprès de celles et ceux qui sans cela, n’auraient pas forcément poussé la porte d’un théâtre. Émettre des lueurs.
Grâce à l’Opéra Citoyen, des femmes et des hommes de tous âges et de tous horizons se retrouvent autour de l’œuvre, et parfois sur le plateau, dans l’œuvre elle-même. Tisser des liens, faire en sorte que l’Opéra ne soit pas seulement le lieu de la représentation, mais aussi celui d’un échange artistique et humain : voilà notre propos.
L’opéra est un pont entre l’imaginaire et le réel. Il sublime nos émotions en nous donnant à partager le parcours des héroïnes et héros se confrontant à leur propre destin :
Celui d’Orlando, que l’amour égare au cours d’un des plus grands récits d’aventure lyriques, avec pour cadre insolite imaginé par la met-teuse en scène Jeanne Desoubeaux, une salle de musée où les tableaux prennent vie et font s’affronter le désir et le devoir.
Celui de la mère sur les traces de son fils disparu dans Curlew River, une histoire inspirée au compositeur Benjamin Britten par le théâtre Nô. Silvia Costa se saisit de l’ouvrage pour lui donner toute sa résonance intime et contemporaine. En miroir, le compositeur Marko Nikodijević imagine une œuvre pour chœur de femmes, conçue en dialogue avec les voix masculines de l’opéra de Britten.
Celui de Blanche dans les Dialogues des Carmélites, sommet d’art lyrique tiré de l’histoire vraie d’une communauté de sœurs ayant préféré la perte de leur vie à celle de leur âme – un opéra mis en scène par Tiphaine Raffier, qui signe ici sa première direction scénique d’opéra.
Celui enfin de Mimì dans La Bohème, qui fait de l’amour un acte de résistance et de vie brossé par David Geselson, qui situe l’action au cœur des révolutions du XIXe siècle.
Du côté des concerts symphoniques aussi, il sera question de destins et de points de bascule. Marquée par des récits de résistance et de métamorphose, la saison donne à en-tendre un horizon très large de compositeurs et compositrices, comme Sofia Goubaïdoulina – disparue en 2025 – et son Poème de conte de fées, histoire d’un morceau de craie, objet à la fois tyrannique et support d’imaginaire. Dans cette même soirée, on entendra la Cinquième Symphonie de Chostakovitch, écrite sous contrainte à la gloire de l’URSS et authentique chef-d’œuvre d’ambiguïté et de courage. La Salomé de Mel Bonis, compositrice injuste-ment méconnue, entre en résonance avec la Shéhérazade de Rimski-Korsakov, dans une soirée consacrée à ces deux femmes de légende. Jean-Philippe Rameau, figure des plus marquantes de la musique française, fera l’objet d’une soirée de gala, entièrement dédiée à quelques-unes de ses pièces, por-tée par l’Ensemble Correspondances et la soprano Sabine Devieilhe. Et comme chaque saison, l’Orchestre de l’Opéra national de Nancy-Lorraine déploiera toute sa vitalité à travers une pluralité de formats qui en ré-vèlent les talents et l’ouverture sur le monde : concerts festifs ou intimistes, formats hors les murs, cycles autour de grands solistes ou aventures musicales inattendues… Avec une énergie communicative, l’Orchestre réjouit les plus mélomanes comme le très jeune public avec des rendez-vous désormais incontour-nables (Opéra berceau) ou tout à fait inédits (Carrousel), faisant de l’Opéra un espace de partage vivant, en perpétuelle réinvention. Cette saison sera aussi la dernière de Marta Gardolińska en tant que directrice musicale de l’Opéra national de Nancy-Lorraine. Je souhaite ici la remercier chaleureusement pour son exigence musicale, sa sensibilité et sonengagement, qui ont profondément marqué notre maison. Sous sa direction, l’Opéra a su affirmer des choix artistiques ambitieux tels que la création française de Manru, la redécouverte du rare Görge le rêveur de Zemlinsky, et s’est nourri du répertoire d’Europe centrale, en écho à l’histoire sin-gulière qui lie Nancy à la Pologne. Nous lui adressons tous nos vœux de réussite pour la suite de son parcours, que nous continuerons à suivre avec fierté.
Les métamorphoses sont aussi celles des corps des danseurs et des danseuses, mus par d’imperceptibles forces. Notre colla-boration avec le CCN - Ballet de Lorraine a pris en janvier 2025, une dimension nou-velle et déjà réjouissante avec l’arrivée de Maud Le Pladec à sa direction. Trois soirées de danse jalonneront la saison : la première réunit Works, sa nouvelle création, Turning Burning du chorégraphe belge Jan Martens, hommage à Lucinda Childs et Anne Teresa De Keersmaeker, et The Fugue, pièce embléma-tique de Twyla Tharp, dans une composition où la musique est celle des pas de danse. La deuxième soirée nous relie aux forces invisibles avec Mycelium, du chorégraphe Christos Papadopoulos, porté par le Ballet de l’Opéra de Lyon. Enfin, pour clore ce parcours sur nos liens insoupçonnés, les 24 danseurs et danseuses du Ballet de Lorraine feront dialoguer baroque et contemporain dans une création de Maud Le Pladec et Josépha Madoki, figure du waacking, sur les concertos de Legrenzi, Uccellini, Lambranzi, Vivaldi et Bach, interprétés par Les Arts Florissants.
Ces histoires nous dépassent, et c’est sans doute pourquoi elles nous parlent intimement. À travers elles, quelque chose continue de se jouer, de se dire. Une voix chante. Et permet à mille autres de s’élever. Malgré l’inconnu et la peur : ensemble, recommencer.
Matthieu Dussouillez
Directeur général
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